Pour gagner une affaire, un freelance
est souvent amené à démontrer la rentabilité de ses interventions. Après 3 ans
passés comme consultant ergonome indépendant, je suis ainsi régulièrement
confronté à la problématique du retour sur investissement de la démarche
ergonomique. Comment garantir que l'ergonomie conduise à des économies et non à
des coûts supplémentaires ?
Après 15 ans de pratique de l'ergonomie
dans les projets informatiques, voici donc l'occasion de me risquer à un retour
d'expérience. D’un point de vue comptable, les choses sont simples et se
résument à calculer l’écart entre les coûts de l’intervention de l’ergonome et
les gains qui en résultent.
Le coût d'une intervention ergonomique
Dans une étude de J. Nielsen actualisée
en 2008, les coûts
liés à l’ergonomie comptent pour 8 à 13% dans le budget d’un projet
informatique. Nielsen recommande ainsi d’investir entre 10% et 20%, voire plus dans les années à venir…
Pour un projet de 500 k€ (Ex :
projet de refonte d’une application web de 18 mois avec 3 développeurs et un
chef de projet), cela revient à consacrer plus de 50k€ à
l’ergonomie ! De quoi effrayer
certains DSI, un tant soit peu sceptique des apports de la démarche. En outre,
cela conduit à mon sens, à exclure l’ergonomie
des projets petits ou moyens, à destination des PME par exemple.
L’un des objectifs de mon projet
professionnel étant précisément de démocratiser l’ergonomie logicielle, j’ai
été amené à raisonner de manière plus pragmatique en cherchant à minimiser le
coût de mes interventions.
Cependant, loin de moi l’idée de
proposer une ergonomie au rabais, il s’agit au contraire de concentrer ses
efforts sur les fondamentaux :
- L'analyse de contexte : l’analyse des
usages, la modélisation de l'activité, le contexte logiciel et matériel,
l’identification des types d'utilisateurs restent le socle de toutes les
recommandations ergonomiques.
- L'assistance à la conception d'IHM :
cycle de maquettage avec les utilisateurs finaux sur la base de 2 à 4 scénarios
critiques, un groupe d’utilisateur de 3 à 6 personnes par scénario, 2 à 3
itérations (séance de 2h) étant nécessaires pour faire converger la maquette
- L'assurance qualité
ergonomique : réalisation d’au moins 2 audits (analyse experte fait par
l’ergonome) pendant la phase de développement, au moins un test utilisateur
avant la mise en production.
* Les coûts sont calculés sur la base des hypothèses suivantes : TJM ergonome à 750€/j, coût journalier d’un salarié à 156€/j (salaire net médian à 1712€/mois)
Avec un coût moyen d’environ 20k€, on
est loin des 50k€ issu du ratio de Nielsen. Dans mes expériences, je n’ai pas
constaté de lien entre le budget total du projet et les coûts liés à
l’intervention ergonomique. La corrélation est plutôt à faire avec le périmètre
des fonctionnalités à implémenter, les fréquences d’usages, la variabilité
des utilisateurs et des situations d’usage.
C’est pourquoi je propose à mes clients
que l’analyse de contexte soit faite dans une prestation dédiée. Ce qui permet
de proposer un plan d’action ergonomique personnalisé et chiffrable pour
l’ensemble du projet.
En outre, il conviendrait, pour être
exhaustif, d'ajouter les coûts de développement induits par les recommandations
de l'ergonome. En effet, l'erreur fréquente de l'ergonome débutant est de
proposer des évolutions difficiles à mettre en œuvre techniquement.
Ainsi, pour parvenir à rendre
l’ergonomie accessible aux petits et moyens projets, il faut non seulement savoir renoncer à certaines techniques trop coûteuses (Ex : eye tracking, tests
utilisateurs en laboratoire) mais aussi proposer des recommandations au meilleur
rapport qualité ergonomique/coût de développement.
Quantifier les gains d’un accompagnement
ergonomique
Là encore, si l’on en croit la
littérature, les gains seraient phénoménaux, certains parlent de 10 à 100€
d’économisés pour 1€ investi !
Effectivement, en tant que développeur,
j’ai constaté que les coûts de réalisation d’une évolution explosaient en
fonction de l’état d’avancement du projet :
-
En phase de maquettage (base 1) : le plus simple à réaliser et à faire évoluer car il n'y a pas de code.
-
En phase de développement (x10) : à ce
stade, le besoin doit être solidement étayé car cela risque de faire dériver le
planning du projet
-
Après la mise en production (x100) : à
ce stade, l’évolution est souvent abandonnée par manque de budget
Parce qu’il est en contact direct avec les utilisateurs
finaux, un ergonome identifiera probablement quelques fonctionnalités ou
évolutions très profitables, mais promettre un tel retour sur investissement
me semble un peu présomptueux.
S’agissant d’estimer les gains, je préfère adopter une vision plus
pessimiste, en raisonnant sur des objectifs à minima :
-
Gains de productivité (>25%) :
o Réduction
des temps de saisie : optimisation des interactions, mise en place d'aides
à la saisie
o Réduction
des erreurs de saisie : prévention des erreurs, contrôle des données au
plus tôt
-
Gains lien à la formation (>25%)
o Réduction
des appels au support : moins d'appels relatifs à des difficultés
d'utilisation
o Réduction du
temps de formation : une application ergonomique nécessite moins
d’apprentissage
-
Réduction des coûts de développement de l'IHM
(>33%)
o Non
développement de fonctions inutiles : soit parce qu'elles ne sont pas adaptées
aux situations d'usage, soit en raison d’une faible fréquence d'utilisation,
soit parce que trop peu d'utilisateurs sont concernés
o Factorisation
du code de l'IHM induite par le critère de cohérence : des écrans moins
nombreux et qui se ressemblent sont plus faciles à coder.
-
Augmentation des ventes (>25%) :
o Réduction du
risque d'abandon de tâche pour les fonctions de paiement en ligne
o Augmentation
du taux de conversion
Parfois, les gains seront très
nettement supérieurs aux valeurs planchers annoncées. J'ai en tête une boite de
dialogue permettant de trouver le contrat d'un assuré dont on a optimisé
l'utilisation, grâce à la mise en place de raccourcis clavier. En réduisant par
5 le temps moyen de la tâche de recherche d'un contrat (tâche effectuée en
moyenne 100 fois/jour), on a fait bondir la productivité des utilisateurs de
plus de 150% !
« Il faut proportionner l’effort
ergonomique
en fonction des fréquence d’usage »
Le premier problème est que certains de
ces gains ne se manifesteront que sur le moyen ou le long terme. Si les gains
relatifs aux coûts de développement et à la formation correspondent bien à des
postes du projet informatique, il est plus difficile d'intégrer les autres gains
dans le calcul du ROI. La démarche ergonomique devient alors assimilable à un
investissement que l'on amortira après la mise en production du logiciel.
Le deuxième problème est que certains
gains sont qualitatifs :
-
Satisfaction utilisateur : on peut évaluer un
niveau de satisfaction mais combien rapporte le fait d'avoir des utilisateurs
contents ?
-
Amélioration en terme d'image pour le maître
d’œuvre
Enfin, on ne fait le projet qu'une
seule fois. On ne pourra jamais faire le différentiel avec ce qui se serait
passé sans accompagnement ergonomique…
« Les gains de l’ergonomie sont infiniment
plus difficiles à évaluer que les coûts »
Les risques d'un ROI négatif
On ne peut exclure un échec de
l'accompagnement ergonomique se traduisant par un ROI négatif. Selon mon
expérience, il résulte alors d'une mauvaise gestion d'un ou plusieurs
risques :
- Intervention trop tardive : l'ergonome est appelé en fin de projet alors que les marges budgétaires sont étroites, la mise en œuvre de ses recommandations nécessite une refonte majeure de l'IHM dont le coût est prohibitif.
- L'ergonome au début seulement : l'ergonome propose une maquette puis quitte le projet, ses recommandations sont déconstruites par l'équipe de développement pour des raisons techniques, l'IHM finale n'a que très peu à voir avec ce qu'il avait initialement proposé.
- Manque de réalisme des recommandations : l'ergonome propose des
choses fabuleuses sur le papier mais qui s'avèrent très complexes à implémenter
ou incompatibles avec la boite à outils de développement. Faut-il
également rappeler que les contextes matériels et logiciels sont la plupart
du temps figés avant même le démarrage du projet ?
- Surdimensionnement de l'accompagnement : dans sa volonté de bien faire, l'ergonome propose des techniques d'analyse trop coûteuses par rapport au budget du projet. Les gains sont réels mais le ROI devient négatif en raison des coûts.
Conclusion
Les optimistes diront que le ROI de la
démarche ergonomique se situe entre 10 et 100 fois la somme investie. Les
pessimistes diront qu'il n'est pas garanti et qu'on peut perdre la somme
investie, soit jusqu'à 10% du budget du projet !
Pour ma part, je ne chercherai pas à
cacher la complexité à évaluer un ROI par une formule toute faite. L'ergonome
n'est pas un magicien, le ROI de son intervention est conditionné par :
- Sa capacité à proposer une intervention correctement
dimensionnée : on peut prétendre à des gains importants même avec un
accompagnement de 20j.
- Sa capacité à intervenir tout au long du projet : l'ergonome doit
intervenir non seulement très tôt mais il doit défendre et faire évoluer
ses recommandations pendant la phase de réalisation.
- Le contexte du projet : il est par exemple difficile
d'obtenir des résultats lorsque l'équipe projet est réfractaire à la
démarche ergonomique ou lorsque l'accès aux utilisateurs est impossible,
certaines fonctionnalités peuvent également s'avérer inconciliables avec les situations
d'usage...
Ainsi, ma première préoccupation avant
de faire une proposition commerciale, consiste à m'assurer que le ROI de mon
intervention sera positif. Dans de rares cas, cela se limitera à une analyse de
contexte de quelques jours. Il m'est ainsi arrivé de recommander l'arrêt d'un projet
pour des fonctionnalités incompatibles avec les situations d'usage (Ex :
une application mobile avec de la saisie intensive). Si le client décide
d'arrêter les frais, ce ne sont alors que quelques jours facturés pour des
centaines de jours de développement économisés!
Heureusement, la plupart du temps, je
parviens à proposer un plan d'action avec un ROI très significatif en
restant compatible avec les moyens de mes clients, même sur des petits projets.
« L’ergonomie n’est pas réservée aux
riches »
Une étude bien menée dans un contexte
favorable doit logiquement amener à amortir l’investissement ergonomique dès la mise en production. A plus long terme, il est raisonnable d’espérer un ratio
de 10 pour 1 à l’issue du cycle de vie de l’application.
Ceci étant sans compter le bien le plus
précieux à mes yeux : des utilisateurs satisfaits !