vendredi 23 janvier 2015

L’ergonomie : combien ça rapporte ?



Pour gagner une affaire, un freelance est souvent amené à démontrer la rentabilité de ses interventions. Après 3 ans passés comme consultant ergonome indépendant, je suis ainsi régulièrement confronté à la problématique du retour sur investissement de la démarche ergonomique. Comment garantir que l'ergonomie conduise à des économies et non à des coûts supplémentaires ? 

Après 15 ans de pratique de l'ergonomie dans les projets informatiques, voici donc l'occasion de me risquer à un retour d'expérience. D’un point de vue comptable, les choses sont simples et se résument à calculer l’écart entre les coûts de l’intervention de l’ergonome et les gains qui en résultent.

Le coût d'une intervention ergonomique


Dans une étude de J. Nielsen actualisée en 2008, les coûts liés à l’ergonomie comptent pour 8 à 13% dans le budget d’un projet informatique. Nielsen recommande ainsi d’investir entre 10% et 20%, voire plus dans les années à venir…

Pour un projet de 500 k€ (Ex : projet de refonte d’une application web de 18 mois avec 3 développeurs et un chef de projet), cela revient à consacrer plus de 50k€ à l’ergonomie !  De quoi effrayer certains DSI, un tant soit peu sceptique des apports de la démarche. En outre, cela conduit à mon sens, à exclure  l’ergonomie des projets petits ou moyens, à destination des PME par exemple.

L’un des objectifs de mon projet professionnel étant précisément de démocratiser l’ergonomie logicielle, j’ai été amené à raisonner de manière plus pragmatique en cherchant à minimiser le coût de mes interventions.

Cependant, loin de moi l’idée de proposer une ergonomie au rabais, il s’agit au contraire de concentrer ses efforts sur les fondamentaux :

- L'analyse de contexte : l’analyse des usages, la modélisation de l'activité, le contexte logiciel et matériel, l’identification des types d'utilisateurs restent le socle de toutes les recommandations ergonomiques.

- L'assistance à la conception d'IHM : cycle de maquettage avec les utilisateurs finaux sur la base de 2 à 4 scénarios critiques, un groupe d’utilisateur de 3 à 6 personnes par scénario, 2 à 3 itérations (séance de 2h) étant nécessaires pour faire converger la maquette

- L'assurance qualité ergonomique : réalisation d’au moins 2 audits (analyse experte fait par l’ergonome) pendant la phase de développement, au moins un test utilisateur avant la mise en production.

Ceci m’amène au calcul de charges suivant :



* Les coûts sont calculés sur la base des hypothèses suivantes : TJM ergonome à 750€/j, coût journalier d’un salarié à 156€/j (salaire net médian à 1712€/mois)

Avec un coût moyen d’environ 20k€, on est loin des 50k€ issu du ratio de Nielsen. Dans mes expériences, je n’ai pas constaté de lien entre le budget total du projet et les coûts liés à l’intervention ergonomique. La corrélation est plutôt à faire avec le périmètre des fonctionnalités à implémenter, les fréquences d’usages, la variabilité des utilisateurs et des situations d’usage.

C’est pourquoi je propose à mes clients que l’analyse de contexte soit faite dans une prestation dédiée. Ce qui permet de proposer un plan d’action ergonomique personnalisé et chiffrable pour l’ensemble du projet.

En outre, il conviendrait, pour être exhaustif, d'ajouter les coûts de développement induits par les recommandations de l'ergonome. En effet, l'erreur fréquente de l'ergonome débutant est de proposer des évolutions difficiles à mettre en œuvre techniquement.

Ainsi, pour parvenir à rendre l’ergonomie accessible aux petits et moyens projets, il faut non seulement savoir renoncer à certaines techniques trop coûteuses (Ex : eye tracking, tests utilisateurs en laboratoire) mais aussi proposer des recommandations au meilleur rapport qualité ergonomique/coût de développement.

Quantifier les gains d’un accompagnement ergonomique


Là encore, si l’on en croit la littérature, les gains seraient phénoménaux, certains parlent de 10 à 100€ d’économisés pour 1€ investi !

Effectivement, en tant que développeur, j’ai constaté que les coûts de réalisation d’une évolution explosaient en fonction de l’état d’avancement du projet :
-          En phase de maquettage (base 1) : le plus simple à réaliser et à faire évoluer car il n'y a pas de code.
-          En phase de développement (x10) : à ce stade, le besoin doit être solidement étayé car cela risque de faire dériver le planning du projet
-          Après la mise en production (x100) : à ce stade, l’évolution est souvent abandonnée par manque de budget

Parce qu’il est en contact direct avec les utilisateurs finaux, un ergonome identifiera probablement quelques fonctionnalités ou évolutions très profitables, mais promettre un tel retour sur investissement me semble un peu présomptueux.  S’agissant d’estimer les gains, je préfère adopter une vision plus pessimiste, en raisonnant sur des objectifs à minima : 

-          Gains de productivité (>25%) :
o       Réduction des temps de saisie : optimisation des interactions, mise en place d'aides à la saisie
o       Réduction des erreurs de saisie : prévention des erreurs, contrôle des données au plus tôt

-          Gains lien à la formation (>25%)
o       Réduction des appels au support : moins d'appels relatifs à des difficultés d'utilisation
o       Réduction du temps de formation : une application ergonomique nécessite moins d’apprentissage

-          Réduction des coûts de développement de l'IHM (>33%)
o       Non développement de fonctions inutiles : soit parce qu'elles ne sont pas adaptées aux situations d'usage, soit en raison d’une faible fréquence d'utilisation, soit parce que trop peu d'utilisateurs sont concernés
o       Factorisation du code de l'IHM induite par le critère de cohérence : des écrans moins nombreux et qui se ressemblent sont plus faciles à coder.

-          Augmentation des ventes (>25%) :
o       Réduction du risque d'abandon de tâche pour les fonctions de paiement en ligne
o       Augmentation du taux de conversion

Parfois, les gains seront très nettement supérieurs aux valeurs planchers annoncées. J'ai en tête une boite de dialogue permettant de trouver le contrat d'un assuré dont on a optimisé l'utilisation, grâce à la mise en place de raccourcis clavier. En réduisant par 5 le temps moyen de la tâche de recherche d'un contrat (tâche effectuée en moyenne 100 fois/jour), on a fait bondir la productivité des utilisateurs de plus de 150% !

« Il faut proportionner l’effort ergonomique
en fonction des fréquence d’usage »

Le premier problème est que certains de ces gains ne se manifesteront que sur le moyen ou le long terme. Si les gains relatifs aux coûts de développement et à la formation correspondent bien à des postes du projet informatique, il est plus difficile d'intégrer les autres gains dans le calcul du ROI. La démarche ergonomique devient alors assimilable à un investissement que l'on amortira après la mise en production du logiciel.

Le deuxième problème est que certains gains sont qualitatifs :
-          Satisfaction utilisateur : on peut évaluer un niveau de satisfaction mais combien rapporte le fait d'avoir des utilisateurs contents ?
-          Amélioration en terme d'image pour le maître d’œuvre

Enfin, on ne fait le projet qu'une seule fois. On ne pourra jamais faire le différentiel avec ce qui se serait passé sans accompagnement ergonomique…

« Les gains de l’ergonomie sont infiniment
plus difficiles à évaluer que les coûts »
 

Les risques d'un ROI négatif


On ne peut exclure un échec de l'accompagnement ergonomique se traduisant par un ROI négatif. Selon mon expérience, il résulte alors d'une mauvaise gestion d'un ou plusieurs risques :

  • Intervention trop tardive : l'ergonome est appelé en fin de projet alors que les marges budgétaires sont étroites, la mise en œuvre de ses recommandations nécessite une refonte majeure de l'IHM dont le coût est prohibitif.
  • L'ergonome au début seulement : l'ergonome propose une maquette puis quitte le projet, ses recommandations sont déconstruites par l'équipe de développement pour des raisons techniques, l'IHM finale n'a que très peu à voir avec ce qu'il avait initialement proposé.
  • Manque de réalisme des recommandations : l'ergonome propose des choses fabuleuses sur le papier mais qui s'avèrent très complexes à implémenter ou incompatibles avec la boite à outils de développement. Faut-il également rappeler que les contextes matériels et logiciels sont la plupart du temps figés avant même le démarrage du projet ?

  • Surdimensionnement de l'accompagnement : dans sa volonté de bien faire, l'ergonome propose des techniques d'analyse trop coûteuses par rapport au budget du projet. Les gains sont réels mais le ROI devient négatif en raison des coûts.

Conclusion


Les optimistes diront que le ROI de la démarche ergonomique se situe entre 10 et 100 fois la somme investie. Les pessimistes diront qu'il n'est pas garanti et qu'on peut perdre la somme investie, soit jusqu'à 10% du budget du projet ! 

Pour ma part, je ne chercherai pas à cacher la complexité à évaluer un ROI par une formule toute faite. L'ergonome n'est pas un magicien, le ROI de son intervention est conditionné par :

  • Sa capacité à proposer une intervention correctement dimensionnée : on peut prétendre à des gains importants même avec un accompagnement de 20j.

  • Sa capacité à intervenir tout au long du projet : l'ergonome doit intervenir non seulement très tôt mais il doit défendre et faire évoluer ses recommandations pendant la phase de réalisation.

  • Le contexte du projet : il est par exemple difficile d'obtenir des résultats lorsque l'équipe projet est réfractaire à la démarche ergonomique ou lorsque l'accès aux utilisateurs est impossible, certaines fonctionnalités peuvent également s'avérer inconciliables avec les situations d'usage...

Ainsi, ma première préoccupation avant de faire une proposition commerciale, consiste à m'assurer que le ROI de mon intervention sera positif. Dans de rares cas, cela se limitera à une analyse de contexte de quelques jours. Il m'est ainsi arrivé de recommander l'arrêt d'un projet pour des fonctionnalités incompatibles avec les situations d'usage (Ex : une application mobile avec de la saisie intensive). Si le client décide d'arrêter les frais, ce ne sont alors que quelques jours facturés pour des centaines de jours de développement économisés!

Heureusement, la plupart du temps, je parviens à proposer un plan d'action avec un ROI très significatif en restant compatible avec les moyens de mes clients, même sur des petits projets.

« L’ergonomie n’est pas réservée aux riches »

Une étude bien menée dans un contexte favorable doit logiquement amener à amortir l’investissement ergonomique dès la mise en production. A plus long terme, il est raisonnable d’espérer un ratio de 10 pour 1 à l’issue du cycle de vie de l’application.

Ceci étant sans compter le bien le plus précieux à mes yeux : des utilisateurs satisfaits !